Anne Gorouben

Traversée, je le suis toujours, et à Marrakech encore, Cendrars m’a poursuivie « Rousseau y est allé il y a ébloui sa vie » Ma vie éblouie à Marrakech, à mi-chemin d’un connu et d’un inconnu. Comme si, ici, j’avais toujours été, d’aussi loin que remontent mes premiers dessins, proche de ces hommes de partout et de toujours, du Mahieu ou de l’Ariel à Ménilmontant où, lorsque j’entrais, une vieille musulmane criait en cachant son visage entre ses mains « Elle fait des photos, elle fait des photos » comme si j’allais, la dessinant, le lui arracher. Hommes aux terrasses, dans la pénombre, hommes sans femmes, seuls ou en groupes, je les connais depuis longtemps; longtemps que j’ai compris que, les dessiner c’était donner forme à l’attente et tenter d’en apprivoiser l’inquiétude. Dans ce cafè Iceberg où pour la semaine j’ai mes « habitudes », entre l’éclat formidable de la rue et l’ombre où pourtant d’aussi loin qu’ils passent la porte ils se reconnaissent dans le contre-jour, je retrouve ces visages qui à tout instant peuvent s’éclairer, quitter la mélancolie. Je me souviens de ce jour où je dessinais un vieil arabe à Paris face à la Porte Saint Martin. Une autre phrase, d’Apollinaire, me montait aux lèvres « L’amour s’en va Comme la vie est lente Et comme l’Espérance est violente » Cela avait donné « Violente Espérance » tableau où se retrouvaient cet homme, la Porte Saint Martin, le visage d’une amie algérienne. A Paris l’attente de l’immigré est violente. A Paris les jours s’en vont dans la désespérance. Ici je suis chez eux. L’attente s’illumine de rencontres et de ces gestes d’hommes qui s’étreignent, gestes affectueux des hommes entre eux. La solitude y serait-elle plus douce ? Ici l’attente semble passage, et partage.
Anne Gorouben, LES MAROCAINS, ENTRE OMBRE ET LUMIERE, Marrakech, juin 1999