Anne Gorouben

1999 D’ODESSA À ODESSA, New York

Et me voilà à New York. Je viens voir « Little Odessa ». Passer « D’Odessa à Odessa, » c’est relier Paris, New York, Moscou à Odessa, ville d’origine. Je dessine beaucoup dans Manhattan. Des gens, des New Yorkais, mélange de populations d’une diversité inimaginable. Dans l’atelier que j’occupe près du pont de Brooklyn, je reprends ces dessins au fusain 24 dessins. Je les superpose, je construis mon building. « Manhattan, des New Yorkais ». Je prends le métro pour aller à Brighton Beach. J’y rencontre cette communauté récemment arrivée, repliée sur elle-même, qu’on surnomme « Little Odessa », à « Odessa Beach ». Beaucoup de ces gens viennent en effet d’Odessa. Moi qui ai déambulé cet été sur le boulevard Primorski à Odessa, je mange un jour d’hiver froid et de neige au Primorski Restaurant sous le métro aérien. Ce sont les mêmes visages, les mêmes attitudes. Dans les vitrines, je retrouve les porcelaines de Ludmila, ma logeuse d’Odessa. Je dessine ces visages, j’écoute la langue russe, j’achète mon premier disque de Vissotski, je trouve une cassette d’Alexander Rozenbaum où il reprend les « Récits d’Odessa » d’Isaac Babel. Je mange de la bastourma, du borscht ukrainien, du tvarok et des petits poissons salés à la façon odessite comme me les préparait mon amie Alla Nircha en revenant du Privoz, le marché démesuré d’Odessa dont l’on raconte qu’on y trouve de tout, même des réacteurs nucléaires ». Je plonge au « Moscow Bar », sur la promenade, dans ce monde d’hommes en chapka, jeunes et vieux, qui disputent d’inlassables parties de cartes ou d’échecs, qui au couchant contemplent l’océan qui n’est pas la Mer Noire, dont l’éclat les éblouit, reflet blanc de leur exil ici, à Brooklyn. Ils sont et se ressentent à la frange d’un continent dans lequel ils n’entreront pas, leur vie se passera et s’achèvera ici. Je me demande ce que feront leurs enfants. Cette génération franchira-t-elle le pont de Brooklyn, faudra-t-il deux générations pour entrer dans Manhattan? Je dessine le Pont de Brooklyn. Je réalise que ce qui ici guide mes pas, fonde ma présence, c’est toujours le même questionnement: qu’est ce que le temps d’une vie humaine ? Le visage – une vie humaine – la peinture. Anne Gorouben, extrait de D’ODESSA À ODESSA (UN VOYAGE), mars 1999