Anne Gorouben

2013 LE CORPS MERVEILLEUX DE L’ENFANT, galerie La Ralentie, Paris

Une nuit d'insomnie du printemps 2012, j'ai ouvert mon ordinateur, trouvé le dossier Documents et commencé à créer un unique dossier "Famille".

Depuis la parution de mon livre " 100, boulevard du Montparnasse", j'avais reçu quantité de courriers violents de mes deux parents.

Les conflits et incompréhensions duraient depuis longtemps, mais un jour ma mère m'avait envoyé une série de photographies datées sans doute de 1963    où nous figurions ma soeur et moi aux Jardins de l'Observatoire et du Luxembourg ; ces photographies merveilleuses sont d'Harrys Radin, le mari de notre cousine américaine. Je les ai retrouvées cette nuit-là.

Je m'abîmai littéralement dans la contemplation de ces images. Je retrouvai ce duo que je nommai d'un mot, le jaclinéane, car lorsque l'on nous appelait, et c'était ce qui me revenait soudain aux oreilles, nos deux prénoms étaient collés l'un à l'autre, celui plus long de mon ainée avant le mien. Et je voyais le visage bougon de la petite fille potelée de 4 ans, et le joli sourire de ma soeur de 20 mois de plus et qui paraissait heureuse.

Le lendemain je sortis de mon imprimante déclinante des copies rayées, très pâles parfois roses ou jaunes...et je décidai d'entreprendre malgré tout à partir de celles-ci exclusivement une suite de dessins qui pris très vite le titre du "Corps merveilleux de l'enfant".

La musique de Mahler est depuis très longtemps, et surtout ses cycles mélodiques, une compagne de ma mélancolie. "Des Knaben Wunderhorn" (Le cor merveilleux de l'enfant), qui reprend les textes de chansons et poésies populaires germaniques recueillies au début du 19 ème siècle par Achim von Arnim et Clemens von Brentano, possède la cruauté, la joie et la douleur des contes dont je me suis beaucoup nourrie.

Le titre de cette série n'est pas purement une homophonie.

"Le Corps merveilleux de l'enfant" appartient à un cycle plus ample de mon travail, celui du "Corps difficile".

Je retrouvais en moi, dans une rêverie qui accompagne toujours mon dessin, la douleur déjà de ce corps, sa lourdeur et sa maladresse, l'épreuve que constituait la réalité de la pesanteur face au rêve, beaucoup de choses éprouvées dans ce corps aussi au 100, boulevard du Montparnasse.

Cette série constitue une suite au "100,...". Issue de la photographie, elle est déjà un combat pour tenter de s'en affranchir, comme l'un des autres combat fut pour Anne de se séparer de son ainée, de briser en douceur le jaclinéane.

"Les Anges ( dit-on)" est une rêverie, c'est l'enfance meurtrie des Kindertotenlieder de Mahler, ce sont les mots de Rainer Maria Rilke;dans les Élegies de Duino : « les Anges souvent ne savent pas s'ils passent parmi les vivants ou les morts… »

Peut-être en commençant à peindre ces pastels voulais-je encore apprivoiser en moi la mort, comme lorsque l'on sait que l'irréparable s'est déjà produit.

"Il faut être très près des gens", écrivait Beckmann dans l'un de ses brefs autoportraits.

Voyageuse au café, je suis très près, je dessinais en 1994 sur mon carnet à Belleville, je cherchais dans Paris quelque chose du peuple qui s'est perdu.

La même année, revenue à Montparnasse je commençai les dessins de "Les lieux de l'enfance", ressentant dans mon corps une forme de soulagement, d'exultation née avec les Commémorations de la Libération, 50 ans avaient passé et je me sentais libre moi aussi !

Et je cherchais en dessinant ce qui avait existé avant moi, avait été miraculeusement sauvé pour que je naisse, et existerait avec moi, après moi, dans la réalité, dans le dessin.

J’ignorais alors que viendrait encore toute la série intériorisée des dessins de "100, boulevard du Montparnasse".

Anne Gorouben, juin 2013